Une autre présence
Yaara Ben-David
Ilanit Ben Dor-Derimian
Poèmes choisis
Traduits par Emmanuel Moses
Métamorphose
Au bout de quarante jours
J’aurais aimé être la colombe
Sortie
De l’arche
Partie en mission pour la lointaine branche d’olivier
Et jamais revenue –
Son retour était impossible
Non pas parce qu’elle s’était perdue en chemin ou qu’elle était ingrate,
Mais parce qu’au moment où son pied a touché le sol
La colombe s’est métamorphosée,
En un oiseau anonyme à l’abri d’un replat.
Le volatile refusait de voir
Ce qu’on attendait lui,
Car dans le monde nouveau du dehors
Une feuille verte n’est que le signe d’un temps compté
Comme ausside celui qui a sombré avant lui –
À plus forte raison
Des livres d’occasion sur le trottoir
Sont quelque chose de têtu
Quine vient pas de nulle part.
Un vent s’est penché pour feuilleter les pages,
Un chien s’est arrêté et a haleté. Quelqu’un a palpé
Flairé caressé tramé une réflexion retroussé ses manches
Puis est reparti –
Les livres. À plus forte raison les gens.
De toutefaçon les livres
Repartent toujours dans la direction opposée
Comme on revient d’un convoi funèbre avec une personne de moins.
Une autre présence
Ce qui conspire contre la possibilité
De se faire entendre dans le nombril du monde,
C’est la ville enfumée
Qui se dresse au-dessus de moi
Sans oiseaux.
Seule devant la vitre.
On peut descendre d’une marche sous la terre,
Et là, toutes les échelles tracent une entaille dans la chair.
J’ai laissé quelque part
Le cœur du dattier. Ici
Des troncs s’agenouillent à la lumière et rien d’autre.
Et où se cacher ?
Cette présence est envahie par une autre présence
De la pointe du ciel à la pointe de la langue.
Je me suis levée le matin et je n’ai pas trouvé mes chaussures.
Limite
Une fin d’été dorée
Est la limite du désir. Lui succédera
Une escarpolette lente comme une délicate amertume
Qui fondrait dans la bouche.
Tout autour, des espaces bruissants s’éloignent
Les uns des autres et s’arrachent comme le fontles nuages
À toute forme humaine.
Que dirai-je encore
Que je n’ai ressenti jusqu’à l’extrême limite –
Mes chevaux montent lentement,
Les chevaux de Vogel*.
Image et voix en temps réel
Dans le tiroir se tapit un flash de photo cellulaire.
Agrandie, on y voit les pixels, des taches
Des points minuscules devenus profonds et plus grands, des poils secrets
Que je n’avais pas vus et que personne n’avait aperçus sur la petite image d’origine.
Sa voix absente sur le répondeur,
Telle la symphonie inachevée de sa vie,
Commence par un pianissimo fluide
Puis elle respire et bat en un crescendo forte –
Des éclats volent, s’attachent aux silences
Et la musique galope, s’élève vers des hauteurs invisibles
Avant de s’écraser.
Transformation
La durée est une suspension d’oiseaux calmes
Le long des câbles électriques à haute tension.
Puis, dans un brusque bruissement empli de gazouillis, ils tambourinent sur mon toit
Comme s’ilsrevenaient dans un royaume perdu
Où je peins une fenêtre, laissant
Un espace vierge par devant
Un espace vierge par derrière
Pour leur ménager de la place
Là où la perspective permet de voir
Ce que je ne vois pas avec les yeux de la chair.
Performance
La couleur de la nudité est la plus proche de celle du désert
Sur laquelle se trouve une tache de fruit, vermine et délice.
Le temps – la moitié de la vie
Le lieu – des sables erratiques.
Le chapeau vide
Toujours dans ma chambre, dans le sac en nylon
Avec des taches de temps fleuris
À flairer comme un chien avant de les donner.
Un chapeau convexe à la vue de tous
Dont la forme garde celle de la tête qui l’a abandonné.
Avec quoi le remplir désormais
Je fais fondre un geste circulaire dans l’espace
Pour remplir un trou d’air d’une colombe blanche
Des piécettes d’âme en cymbales triomphantes
À l’exception du tremblement
à Dahlia Rabikovitch
À l’exception du tremblement nerveux à la commissure des lèvres
Les propos de la poétesse paraissaient sereins à l’écran.
Même la question de son anéantissement.
Elle n’est pas femme à s’embellir d’un amour ancien.
Sa dislocation était lente avec des gestes sensuels de l’âme.
L’intervieweur se cramponnait à ses attraits, comme s’il s’agissait d’une femme
Illusoire dans un rêve. Ses yeux s’assombrissent.
Voilà qu’il localise l’impossible
Dans le chiffre secret de son vol.
Prenons un peu de plaisir, semble-t-elle dire,
Sans réfléchir aux limites du plaisir.
Elle palpe les mots et découvre l’amour,
S’y égare avec simplicité
Comme dans un no man’s land, elle voit les ombres
Sous les arbres comme sous les yeux.
Il va peut-être y avoir un meurtre, peut-être pas.
Quoi qu’il en soit, il faudra découvrir des traces.